Au début de la Première Guerre mondiale, Hyman Leibovitch était un ébéniste de dix-huit ans qui possédait « des mains d’or » et un plan ambitieux pour faire fructifier son talent en Amérique (« le Canada, New York, c’est la même chose, c’est combiné – ça s’appelle l’Amérique »). À la suite d’un entraînement de trois mois dans l’armée roumaine, Leibovitch a été libéré de ses responsabilités et il a traversé la frontière nord de la Roumanie pour se rendre jusqu’à la ville actuelle de Chernivtsi, en Ukraine. Vêtu exclusivement d’un uniforme militaire – sans papiers, ni argent ou passeport –, Leibovitch s’est lancé dans une sorte de voyage épique à travers l’Allemagne, la France et la Belgique, avant de s’installer enfin à Montréal. En roulant sa bosse à travers l’Europe, il évita de justesse des fiançailles non désirées avec la fille de son patron en Allemagne, et il rencontra par hasard une tante ukrainienne dont il avait perdu la trace depuis longtemps. Dès son arrivée à Montréal, l’un de ses premiers emplois consista à distribuer des publicités en faisant du porte-à-porte en plein hiver, un travail qu’il trouva grâce à l’aide de garçons avec lesquels il s’était lié d’amitié au Midway Photo Play, un théâtre situé boulevard Saint-Laurent, près de la rue Sainte-Catherine. Bien qu’il n’ait jamais travaillé dans l’industrie du vêtement, à l’opposé de plusieurs de ses compatriotes, Leibovitch a dû se battre pour trouver du travail dans son domaine – voire du travail tout court – une situation qui était courante chez les travailleurs juifs récemment immigrés.
Voici un extrait de ses mémoires publié dans l’ouvrage de Seemah C. Berson, I Have a Story to Tell You (WLU Press, 2010) :
«Midway Photo Play» - J’étais à la recherche d’un emploi… Un mois, deux mois, quatre mois ont passé. Je ne parvenais pas à trouver un emploi. Vous savez comment sont les garçons! Alors je suis allé voir un spectacle – était-ce dans un endroit situé rue Sainte-Catherine? Ou sur le boulevard Saint-Laurent? Je pense que l’endroit s’appelait Le Midway. Il en coûtait habituellement quinze cents pour assister à un spectacle. J’y suis allé, j’ai fait connaissance avec certains types et nous nous sommes liés d’amitié. Alors l’un des garçons a dit: “Je cherche de l’emploi”. Moi aussi, je cherchais un emploi… Où pouvions-nous trouver un job? On cherchait des jeunes hommes pour transporter des publicités dans les environs. J’ai dit: “Je vais y aller”. Nous n’avions rien à perdre. Nous nous sommes rendus à cet endroit et nous avons accepté le job sans poser de questions à propos du salaire. Et ils ne nous ont pas dit combien ils allaient nous payer. Nous avons travaillé à l’extérieur pendant deux semaines. Nous transportions des publicités – on montait et on descendait sans cesse – et je n’avais pas de manteau ni de veston ou de vêtements chauds. Il faisait froid, c’était l’hiver et on gelait. J’avais un grand mouchoir, un mouchoir rouge avec lequel je couvrais ma bouche et mon visage. Je n’avais rien d’autre, juste un chapeau. Alors je l’ai enfoncé jusqu’aux oreilles et nous sommes descendus afin de transporter les publicités pendant les deux semaines qui ont suivi. J’ai attendu après lui pendant deux semaines pour terminer afin qu’on puisse gagner un peu d’argent. À la fin de la deuxième semaine, ils nous ont remis 1 dollar et 30 sous. Je les ai regardés et j’ai dit: “Qu’est-ce que c’est que ça? La charité? J’ai travaillé pendant deux semaines!” “C’est le montant qui vous revient, m’a-t-il dit. Si tu le veux, tu le gardes. Sinon, va-t-en”. J’ai pris le dollar et la monnaie et je les lui ai lancés au visage. Je n’avais pas peur. (199)
«Craig Piano Factory» - Ce que j’avais l’habitude de faire? J’avais l’habitude de me lever le matin, à six heures, et d’aller jeter un coup d’œil pour trouver un emploi. Je voyais que je ne pourrais trouver aucun emploi [en tant qu’ébéniste]. Alors je me suis trouvé un emploi rue Saint-Dominique, à l’angle de la rue Saint-Clair – dans une usine de pianos. Je suis entré dans l’usine de pianos, et j’ai demandé un emploi. Je ne parlais pas un mot d’anglais. Alors ils avaient un contremaître, un contremaître italien, et ce contremaître italien avait travaillé en Roumanie, à Bucarest, et il parlait le roumain. Alors ils ont appelé le contremaître afin qu’il descende pour me parler. Il m’a demandé qui j’étais, quel genre de travail je pouvais faire. J’ai dit que j’étais un ébéniste, et que je pouvais faire toutes sortes de travaux. Je suis un homme responsable et je veux du travail. Il me dit : « Ici, au Canada, on se consacre à une chose en particulier. Vous faites une sorte de travail. On va vous donner un travail pour concevoir les portes des pianos. J’ai répondu que je pouvais tout faire. Je ne pouvais pas travailler seulement sur une pièce. Autrement, j’ai dit que j’en aurais vite assez, que cela m’ennuierait au plus haut point. Il a répondu : « Bien, c’est la règle ici. C’est là-dessus que tout le monde travaille, une seule pièce : il y en a un qui fait des tiroirs, un autre fait la partie supérieure, le couvercle, un autre fait quelque chose d’autre, et un autre encore colle les pièces ensemble. Chacun fait son propre travail – le mieux possible. Quoi qu’il en soit, j’ai répondu « je vais le prendre ». C’était mieux que rien. C’était mieux que de se promener dans les rues. J’ai accepté la job et j’ai travaillé pendant une semaine; puis, la deuxième semaine, le contremaître m’a dit : « Tu ne seras pas payé. Nous gardons la paie de la première semaine ». J’ai répondu : « All right ». Je travaillais pour deux semaines. La deuxième semaine, il m’a apporté une enveloppe : c’était la paie. J’ai ouvert l’enveloppe. J’ai vu un billet de cinq dollars. J’ai commencé à me gratter la tête. Je me suis dit : « Qu’est-ce qui se passe ici? » Ils m’avaient dit qu’au Canada, tu couds un bouton et tu gagnes cinq dollars… Je suis un ébéniste avec des mains en or. Je ne peux pas gagner ma vie ici. Qu’est-ce que je fais ici? (200)
Par Sarah Woolf et Seemah C. Berson. Traduit par Chantal Ringuet.
Berson, Seemah C. (ed.) I Have a Story to Tell You. Waterloo: Wilfrid Laurier University Press, 2010.
*Les images avec l'aimable autorisation des descendants de la famille Leibovitch, et du Musée McCord.
This project is funded in part by the Government of Canada.
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